CHAPITRE TREIZE

 

 

Au matin du troisième jour, frère Cadfael arpenta la crête des dunes et vit à ses pieds les péniches danoises qu’on avait tirées sur le sable des hauts-fonds. Des hommes à demi nus, disposés sur une longue file, allaient sans cesse des bateaux au rivage pour transporter à bord les tonneaux de pièces d’argent et les entreposer sous le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière. Il y avait deux mille marcs à l’intérieur de ces petits récipients qui pesaient bon poids. Peut-être un peu moins, car il semblait bien que le bétail et les chevaux de bât représentaient aussi une partie de la rançon exigée par Otir. Hywel était en effet revenu de Llanbadarn avant midi et, à vue de paysage, les gardiens du troupeau n’étaient probablement pas loin derrière.

Demain, tout serait terminé. Les Danois lèveraient l’ancre et regagneraient Dublin, les forces d’Owain vérifieraient soigneusement qu’ils quittaient bien les lieux avant de retourner sur Carnarvon. Là on les démobiliserait et tout le monde pourrait rentrer chez soi. Heledd serait rendue à son soupirant, Cadfael et Mark partiraient pour l’Angleterre où ils reprendraient le collier, qu’ils avaient un peu oublié ces derniers temps. Quant à Cadwalader… Cadfael était prêt à parier que quand cette histoire aurait trouvé sa conclusion, on lui rendrait un peu de son pouvoir d’antan, voire quelques-unes de ses terres. Owain ne pourrait pas le renier ad vitam aeternam. De plus, à chaque fois que son frère lui avait causé des ennuis ou l’avait poussé à bout, Owain avait toujours cru et espéré qu’il changerait, qu’il comprendrait enfin et regretterait ses folies ou ses forfaits. Ce qui était invariablement le cas pour une durée limitée. Cadwalader ne changerait jamais.

En contrebas, sur les galets gris-acier, Hywel ab Owain surveillait l’embarquement du chargement qu’il avait rapporté de Llanbadarn. Il n’y avait pas de presse ; très probablement, on ne pourrait pas faire monter les bêtes à bord avant le lendemain, même si elles arrivaient avant la nuit. Comme ils se trouvaient en terrain neutre, les Gallois et les Danois échangeaient des propos aimables, heureux d’en avoir fini avec cette affaire sans effusion de sang. A présent il s’agissait presque d’une transaction commerciale, ce qui n’était pas vraiment du goût des plus belliqueux parmi les guerriers d’Owain. Il fallait espérer qu’il ait suffisamment d’autorité pour les tenir en main, sinon le combat aurait lieu. Ils n’appréciaient pas de voir cet argent s’en aller pour Dublin, même si c’était pour payer une dette d’honneur. Cela n’empêchait pas les tonnelets de passer de main en main, au long d’une chaîne formée par des bras solides et des dos bronzés dont les muscles jouaient sous la peau. L’eau peu profonde clapotait autour de leurs jambes nues, et ses mares d’un vert ou d’un bleu diaphane jouaient sur l’or du sable. Au-dessus d’eux, le ciel était presque blanc, avec quelques fines traînées de nuages quasiment transparents. Le temps s’était rétabli et la journée était magnifique.

Depuis la palissade, Cadwalader aussi assistait aux opérations, à côté de Torsten qui ne le quittait pas des yeux. Un peu à l’écart, à leur droite, Cadfael les avait observés, Torsten très calme, tandis que Cadwalader, avec ses yeux couleur d’orage, faisait grise mine, mais semblait résigné à son sort. Turcaill était à bord du vaisseau le plus proche, occupé à disposer le chargement sous le gaillard d’arrière. Otir était avec Hywel et posait sur cette scène un regard bienveillant.

Heledd se fraya un chemin depuis le haut de la crête parmi les taillis pour rejoindre Cadfael. Le spectacle qui s’offrait à elle ne semblait pas particulièrement l’intéresser, à en juger par son expression détendue, presque indifférente.

— Il reste encore à embarquer le bétail, fit-elle. Ce qui risque de ne pas être une partie de plaisir. Il paraît que la traversée peut être terrible.

— Non, avec ce beau temps, il n’y aura aucun problème, en principe, lui répondit Cadfael sur le même ton, sans juger utile de lui demander d’où elle tenait cette information.

— D’ici demain soir, ils seront partis, prononça-t-elle d’une voix sereine et même fervente, en suivant des yeux les mouvements du dernier des porteurs qui regagnait la grève, cependant que, sous l’effet du soleil, l’eau étincelait autour de ses chevilles. Turcaill demeura un moment sur le gaillard d’arrière, évaluant le résultat de ses efforts avant d’enjamber le bastingage. Il traversa vivement les hauts-fonds projetant devant lui des gerbes d’eau bleue mêlée d’embruns. Levant la tête, il aperçut Heledd qui ne le quittait pas des yeux, et, rejetant en arrière ses cheveux très clairs, il lui adressa un sourire éclatant et un petit salut de la main.

Parmi les hommes d’armes qui accompagnaient Hywel, pour vérifier que l’argent prenait bien la route qui lui était assignée, Cadfael avait noté la présence d’un bel homme, musclé, solide, aux cheveux bruns, qui lui aussi regardait vers la crête. La position de sa tête n’avait pas changé, et Cadfael eut l’impression qu’il ne cessait de fixer Heledd. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’une femme, au beau milieu de ce camp peuplé d’envahisseurs danois provoque l’attention et l’intérêt de tout homme normalement constitué, mais il y avait dans l’immobilité hautaine de cet homme, dans sa posture, dans la façon dont il la dévorait du regard quelque chose qui lui donna à réfléchir. Il tira Heledd par la manche.

— Il y a un garçon là-bas, parmi ceux qui ont convoyé la rançon, à la gauche d’Hywel. Vous le voyez ? Il vous dévisage sans arrêt. Vous le connaissez ? Parce que lui semble bien vous connaître.

Elle tourna la tête vers l’endroit qu’il lui indiquait, consacra un moment à scruter le visage levé vers elle avec tant d’ardeur avant de secouer négativement la tête, indifférente.

— Je ne l’ai jamais vu. Comment pourrait-il me connaître ?

Et de nouveau, son regard se porta sur Turcaill qui traversait la plage et s’arrêta pour échanger quelques propos courtois avec Hywel et son escorte. Après quoi, suivi de ses hommes, il gravit la dune et regagna son camp. Il passa sans un regard devant Ieuan ab Ifor qui se contenta de changer légèrement de place pour éviter de perdre Heledd de vue. Elle se tenait au sommet de la dune, nettement au-dessus de lui et, avec sa grande taille, Turcaill la lui cacha pendant un instant.

 

Pendant ces veilles nocturnes, qui revêtaient tant d’importance, Ieuan ab Ifor avait pris soin d’être nommé capitaine de la garde à la porte ouest des retranchements d’Owain et de placer un homme à lui parmi les sentinelles pendant la nuit. Aux environs de minuit le troisième soir, Gwion avait amené sa petite troupe à marches forcées en vue des remparts d’Owain, et là, il les détourna sur la zone étroite de galets découverte à marée basse afin qu’on ne les repère pas. Quant à lui, il se faufila discrètement jusqu’au poste de garde d’où Ieuan vint le rejoindre.

— On vient d’arriver, murmura Gwion. Ils sont en bas, sur la grève.

— Vous êtes en retard, répliqua Ieuan d’une voix sifflante. Hywel vous a précédés. L’argent a déjà été embarqué à bord de leurs drakkars, ils n’attendent plus que le bétail.

— Mais… je ne comprends pas, s’étonna Gwion, effaré. On ne s’est pas arrêtés une seconde sauf pour dormir quelques heures la nuit dernière. J’ai quitté Llanbadarn avant lui. On s’est mis en marche ce matin avant l’aube.

— Oui, et pendant ces quelques heures, Hywel t’est passé devant. Il faut croire qu’il t’a rattrapé puisqu’il est arrivé depuis le milieu de la matinée. Et d’ici à demain matin le bétail sera rassemblé, prêt à l’embarquement. C’est un peu tard pour sauver autre chose que la mise à ce Cadwalader de malheur qui va mendier maintenant auprès d’Owain après avoir été le prisonnier d’Otir.

Car en vérité, il se moquait éperdument de Cadwalader, sauf que vu la situation où il se trouvait, on pouvait risquer un coup de main pour le délivrer et emmener Heledd du même coup.

— Mais non, il n’est pas trop tard, répliqua Gwion, rougissant comme un feu qu’on attise. Fais venir tes compagnons sans perdre de temps. La marée est basse et continue à descendre. Rien ne nous presse !

Ils avaient espéré le signal toute la nuit et se hâtèrent d’arriver un par un, silencieusement afin que personne ne les arrête ni ne les questionne. Dévalant la pente douce de la dune, ils traversèrent la ceinture de galets pour gagner le sable humide et ferme qui étouffait le bruit de leurs pas. Il y avait un peu plus d’un mille entre les deux camps, d’ici une heure, la marée serait au plus bas et ils auraient tout le temps de rentrer. Une lueur blafarde flottait sur la mer, vague, mouvante, suffisante pour les éclairer dans leur entreprise. A chaque vaguelette se brisant au rivage, on pouvait voir la partie découverte de la plage. Ieuan avait pris la tête ; tous le suivaient en une longue file longeant les digues des défenses d’Owain avant de s’engager dans la zone séparant les deux armées. Devant eux, les péniches danoises lourdement chargées étaient au mouillage pas très loin de la berge. Elles roulaient doucement d’un bord à l’autre, faiblement illuminées par les vagues, sous le ciel pâle. En les voyant, Gwion s’arrêta net.

— C’est là qu’est l’argent ? On pourrait le récupérer, dit-il très bas. Il n’y aura sûrement pas grand monde à bord pendant la nuit.

— Demain ! rétorqua Ieuan d’un ton sans réplique. Il faudrait nager trop longtemps en eau profonde. Ils nous ramasseraient les uns après les autres avant qu’on n’arrive au but. Ils les ramèneront demain à la côte pour charger le bétail. Il y a aussi des gens chez Owain qui ne voient pas tout cela d’un très bon œil. Si on lance le mouvement, ils ne resteront pas à la traîne, et le prince n’aura d’autre choix que de se battre. Cette nuit, on va leur reprendre ma fiancée et ton maître, et demain on s’occupera de l’argent !

 

Aux premières heures de l’aube, Cadfael fut réveillé par de grands cris qui fusaient de toutes parts. Encore tout ensommeillé, il se sortit de son lit douillet creusé dans le sable, se demandant s’il rêvait. Le fracas des batailles d’antan lui revint sans crier gare avec une force étonnante, si bien qu’il chercha à tâtons son épée avant de se relever et de percevoir la présence de la voûte étoilée au-dessus de sa tête et de la fraîcheur du sable frais sous ses pieds. Il voulut trouver Mark pour le tirer de son sommeil, puis il se souvint que ce dernier n’était plus là car il avait regagné le camp d’Owain. Au moins, il ne risquerait pas d’être blessé pendant cette brutale incursion. A sa droite, du côté où la pleine mer s’étendait jusqu’en Irlande, le grincement de l’acier ajoutait une note aigre, féroce aux clameurs des combattants. Des mouvements confus, de toute nature, agitaient furieusement l’air entre ciel et sable, comme si une tempête particulièrement violente s’était élevée pour balayer les hommes sans troubler le moins du monde l’herbe rêche qu’ils foulaient. Tranquille, indifférente, la terre continuait à vivre sa vie propre, les cieux ne s’étaient pas déchirés sous l’effet de cette violence venue de la mer pour mettre un terme à la paix précaire qui régnait entre les hommes.

Cadfael se précipita vers l’endroit d’où s’élevait ce tintamarre frénétique. D’autres, qui dormaient du côté tourné vers la terre, couraient tout près de lui, après avoir sauté du lit, le fer au poing pour se regrouper sous les remparts dominant l’océan, d’où leur parvenait l’écho rugissant de la bataille comme si on avait ouvert une brèche dans la palissade. Dominant le vacarme où se mêlaient mille sons différents, s’éleva la voix d’Otir, appelant ses hommes à la rescousse. « Je n’en suis pas, songea Cadfael, et pourtant moi aussi j’y cours. Je me demande bien pourquoi je vais me fourrer là où il ne faut pas ! »

Il aurait parfaitement pu rester à bonne distance, attendant de voir qui avait organisé cette attaque qui n’était pas fortuite, et qui prenait le dessus, des Danois ou des Gallois avant d’évaluer où se situait son intérêt ; mais au contraire, il se jetait droit au cœur de la bataille, vouant aux gémonies l’imbécile qui avait pris sur lui de rompre l’équilibre précaire susceptible de régler pacifiquement une affaire mal engagée.

Ce n’était pas Owain ! Il en aurait mis sa main au feu. Owain allait réussir à conclure sans effusion de sang ce dangereux différend, aussi jamais ne se serait-il lancé dans une entreprise qui ruinerait ses propres efforts. Fallait-il y voir la main de jeunes enragés décidés à en découdre avec les Danois à toute force, soit par haine soit par vaine gloriole ? Owain se réservait peut-être de trouver à tout cela une conclusion à laquelle les envahisseurs ne s’attendaient pas, peut-être même comptait-il les rejeter à la mer sans autre forme de procès, mais pas dans l’immédiat, alors qu’il s’était patiemment efforcé de déblayer le terrain. Quand il se serait lancé à l’assaut, s’il fallait en arriver là, les choses auraient été claires, nettes et précises, sans tueries inutiles.

Il avait presque rejoint la mêlée confuse à présent et il pouvait voir les endroits où se dessinaient sur la ligne des fortifications les silhouettes des combattants. Il y avait aussi un grand trou entre les postes de garde par lequel les agresseurs s’étaient engouffrés sans qu’on les remarque. Ils n’étaient pas allés très loin, et déjà Otir avait dressé autour un formidable cercle d’acier au bord duquel toutefois, dans l’obscurité et dans la confusion qui régnait, on ne distinguait pas les amis des ennemis, dont certains peut-être s’étaient déjà répandus dans le camp.

Il côtoyait maintenant les forces des Danois à l’extérieur du cercle, qui luttaient de toute leur vigueur pour repousser les assaillants d’abord en dehors du camp, puis jusqu’à la mer. A ce moment quelqu’un arriva en courant près de lui, vif et léger, et l’empoigna par le bras. C’était Heledd dont il reconnut le pâle visage ovale, tel une étoile dans la nuit, et ses grands yeux noirs où étincelait une lueur de colère.

— Mais… qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce ? Ils sont complètement fous. Qu’est-ce qui leur a pris ?

Cadfael s’arrêta net, afin de la tirer de là, où elle risquait à chaque instant un mauvais coup.

— Mais ma fille, c’est vous qui êtes folle ! Voulez-vous bien sortir d’ici ! Et ne revenez pas avant que tout ne soit terminé. Qu’est-ce que vous cherchez ? A être tuée ?

Elle s’accrocha à lui, refusant obstinément de bouger, plus énervée qu’effrayée.

— Pourquoi ? Pourquoi Owain a-t-il agi aussi inconsidérément alors que tout allait si bien ?

La masse des gens qui s’empoignaient, imbriqués de trop près les uns aux autres pour pouvoir utiliser l’épée, tangua brusquement, d’aucuns perdirent l’équilibre, puis tous se séparèrent, plusieurs tombèrent, un homme au moins fut piétiné, qui exhala un gémissement de douleur. Heledd fut arrachée à la poigne de Cadfael, et il l’entendit pousser un cri perçant et rageur. Cette note claire, aiguë, parfaitement audible, même parmi ce tintamarre, obligea nombre de belligérants à tourner la tête dans sa direction, tant ils étaient surpris. On l’avait jetée de côté si brutalement qu’elle aurait chu si une main ne l’avait saisie par la taille et tirée en lieu sûr au moment où le gros des combattants allait se refermer sur elle. Cadfael, malgré qu’il en eût, fut entraîné dans l’autre sens, puis la clameur de ralliement d’Otir rameuta ses guerriers dont le poids obligea les attaquants à reculer, les acculant près de la brèche qu’ils avaient creusée dans la palissade et les forçant à la repasser en désordre. Une dizaine de lances s’élancèrent pour saluer leur reflux le long de la pente menant à la grève.

Une poignée de jeunes Danois, rouges d’excitation, les auraient volontiers accompagnés jusqu’au bas de la dune si Otir ne les avait pas sèchement rappelés à l’ordre. S’ils n’avaient pas eu de tués, ils avaient au moins des blessés. A quoi bon prendre des risques supplémentaires ? Ils revinrent sans enthousiasme. Le temps de la vengeance pour un acte qui ressemblait fort à une trahison ne tarderait peut-être pas à venir. Enfin, on avait passé un accord qui, s’il n’avait pas été ratifié officiellement, équivalait quand même à une trêve. Pour le moment, il fallait d’abord songer à réparer ce qui en avait besoin et recommencer à monter sérieusement la garde que certains avaient eu trop vite tendance à considérer comme superflue.

Dans le calme relatif qui suivit, on se mit en devoir de relever les blessés, de soigner les plaies superficielles et de combler la brèche dans la barricade dans un silence pesant. Sous le rempart défoncé, trois hommes gisaient morts, les défenseurs du premier rang, submergés par le nombre avant qu’on ait eu le temps de les secourir. Un quatrième avait eu l’épaule traversée d’un coup de lance qu’il aurait dû recevoir en plein cœur et il saignait abondamment. Ses jours n’étaient pas en danger mais son bras gauche ne retrouverait jamais sa force habituelle. Il y avait un bon nombre de légers blessés, mais celui qui avait été foulé aux pieds crachait le sang. Cadfael délaissa ses autres préoccupations pour se consacrer à ceux qui requéraient ses soins et mit à contribution tous les linges et médicaments qu’il put dénicher. Il se mit au travail avec les autres, sous l’abri le plus proche à la lueur des flambeaux. Ces hommes ne se battaient pas pour la première fois et ils s’y entendaient à soigner les blessures, même si leurs traitements ne se caractérisaient pas par une délicatesse excessive. Le petit Leif allait chercher ce dont on avait besoin, tout énervé par cette flambée de violence nocturne. Quand Cadfael eut terminé ce qu’il était humainement possible de faire, il s’assit en soupirant et jeta un coup d’œil à son plus proche voisin. Turcaill le regardait de ses yeux bleus très clairs, le visage empreint d’une gravité inaccoutumée. Le sang qu’il avait sur la figure provenait d’une estafilade et celui qu’il avait sur les mains des blessures de ses camarades.

— Je ne vois vraiment pas à quoi ça l’avance, murmura le jeune homme, alors que tout était réglé ou presque. Tout ce qu’ils ont gagné, ce sont des morts et des blessés. Je les ai vus en porter ou en ramener quand ils se sont enfuis. Pourquoi tenaient-ils tellement à entrer ici ?

— Pour moi, suggéra Cadfael, résigné, passant une main sur ses yeux fatigués, ils sont venus récupérer Cadwalader. Il a encore des amis aussi irréfléchis que lui. Ils ont dû vouloir l’enlever à votre sollicitude au nez et à la barbe d’Owain. Y a-t-il ici un autre objet de valeur qui vaille la peine de risquer sa vie ?

— Mais l’argent a déjà été versé, objecta Turcaill, pratique. Pourquoi n’auraient-ils pas essayé de le reprendre ?

— Pourquoi pas ? S’ils ont essayé pour l’un, ils peuvent très bien recommencer pour l’autre.

Les yeux de Turcaill, méditatif, brillèrent dans l’ombre.

— Mais oui, bien sûr, quand on approchera les bateaux du rivage ! Je vais en toucher un mot à Otir. Qu’ils prennent Cadwalader et grand bien leur fasse ! Mais la rançon nous appartient de droit, et il n’est pas question qu’ils y touchent.

— S’ils veulent aller jusqu’au bout, ils livreront bataille et pour leur chef et pour ce que vous lui avez pris, car je suppose que Cadwalader est toujours entre vos mains.

— Et enchaîné par-dessus le marché. Pendant l’incursion, il avait le couteau sous la gorge. Oui, ils sont partis bredouilles, conclut Turcaill avec un sourire sans joie.

Là-dessus, il se leva et alla conférer avec son chef à propos des trois morts. Quant à Cadfael, il se mit en quête d’Heledd, qui demeura introuvable.

 

— Nous les ramènerons pour les enterrer, déclara Otir, contemplant d’un œil sombre les corps de ses guerriers. Alors d’après toi, nos visiteurs du soir n’ont pas été envoyés par Owain. C’est possible, mais comment en être sûr ? Je dois avouer que je le tiens pour un homme de parole. Mais ce qui est à nous est à nous et nous le défendrons contre Owain ou le pape. Si tu as raison, et s’ils sont bien venus pour Cadwalader, il ne leur reste plus qu’une chance de récupérer leur maître et le butin. Mais on sera là avant eux avec derrière nous la mer et les vaisseaux, les mâts dressés et prêts à mettre à la voile. Contrairement à nous, ils ne s’entendent pas bien avec la mer. On va les attendre et s’interposer entre le rivage et eux, et on verra s’ils osent recommencer en plein jour ce qu’ils ont essayé de nuit.

Il donna ses ordres en conséquence d’une façon claire, concise. D’ici au matin, le campement serait évacué, les Danois prendraient position sur la plage, prêts à livrer bataille, quant aux navires, on les approcherait au plus près pour embarquer le bétail. S’ils se présentaient, déclara Otir, il saurait qu’Owain était de bonne foi et que les maraudeurs nocturnes n’avaient pas agi à son instigation. S’ils ne venaient pas, tous les engagements pris seraient alors rompus, il prendrait la mer avec ses hommes et il pillerait un coin de la côte laissé sans surveillance afin de compléter la partie manquante de la rançon et venger les trois guerriers qu’il avait perdus.

— Ils viendront, décréta Turcaill. Ils se sont conduits comme des imbéciles, ce qui suffit déjà à disculper Owain. C’est son fils en personne qui a été chargé de te remettre les deux mille marcs, tout comme le troupeau d’ailleurs. Et puis il ne faudrait pas oublier le moine et la fille. Il t’en a offert un bon prix. C’est toi qui as refusé. Cette nuit, frère Cadfael a gagné sa liberté. C’est un peu tard pour chipoter sur sa valeur marchande.

— On leur laissera de quoi boire et manger. Ils pourront rester là tranquillement. Quand on sera partis, Owain aura tout loisir de les récupérer, aussi frais que lors de leur arrivée parmi nous.

— Je vais de ce pas les en informer, s’écria Turcaill avec un grand sourire.

A ce moment, frère Cadfael traversait le camp bouleversé et se dirigeait vers eux en passant entre les lignes qu’on allait bientôt abandonner. Il ne se pressait pas puisque, vu ce qu’il avait à leur apprendre, ils n’avaient aucun moyen d’action. Il regarda les trois corps disposés sous les manteaux qui leur tenaient lieu de linceul, puis le visage amer d’Otir et enfin Turcaill, qu’il dévisagea franchement.

— On a parlé trop vite. Ils ne sont pas repartis les mains vides. Ils ont emmené Heledd.

Turcaill, dont les mouvements avaient en général la fluidité du vif-argent, fut instantanément sur le qui-vive. L’expression de son visage ne changea pas, seules ses paupières se rétrécirent, comme s’il regardait un point dans le lointain bien au-delà de l’endroit où il se trouvait. Son petit sourire, qui ne s’adressait qu’à lui, continua à flotter fugitivement sur ses lèvres.

— Je m’explique mal qu’elle ait pu se trouver si près du combat. N’importe. Quand on la connaît, on l’imagine mal ne pas se jeter la tête la première là où il y a du danger. Vous êtes sûr, mon frère ?

— Tout à fait sûr. J’ai parcouru tout le camp. Leif a vu qu’on l’entraînait loin de la mêlée, mais il ne sait pas qui. Une chose est certaine, elle n’est plus là. J’étais à côté d’elle quand on a été séparés, peu avant que vous ne repoussiez vos agresseurs au-delà de la palissade. Quelqu’un l’avait prise par la taille. Apparemment il ne s’est pas contenté de ça.

— C’est pour elle qu’ils sont venus ! affirma Turcaill.

— En tout cas il y en a un qui est venu pour elle, corrigea Cadfael. Je suis sûr que c’est celui à qui Owain l’avait promise. Je me rappelle, il y avait un homme d’armes près d’Hywel pendant que vous chargiez l’argent qui ne la quittait pas des yeux. Je ne le connaissais pas et ça m’est sorti de l’esprit.

— Eh bien, elle est plus ou moins en sécurité, en ce cas, conclut Otir, que ce détail n’intéressait guère, et elle a retrouvé la liberté. Vous aussi, mon frère, pendant que j’y pense, et tant qu’on est encore là, à votre place, je ne bougerais pas d’ici. Nul d’entre nous ne sait ce que nous réserve le jour prochain. Inutile d’aller vous mettre entre des Danois et des Gallois prêts à se battre.

Cadfael entendit cet avertissement sans vraiment le comprendre et c’est seulement plus tard qu’il décela l’importance qu’il revêtait. Il observait Turcaill avec tant d’attention qu’il n’avait pas de temps à perdre à envisager ce qui pourrait lui arriver à lui. Le jeune homme s’était repris sans effort apparent. Sa respiration n’était pas précipitée et l’ombre de son sourire se devinait toujours dans ses yeux. On ne lisait rien d’autre sur son visage que l’amusement approbateur qui était constamment de mise chez lui dans ses rapports avec Heledd, sourire qui disparut incontinent quand son regard se posa sur les morts de la nuit.

— J’aime autant qu’elle ne soit pas là quand on va se battre, murmura-t-il simplement. On ne sait pas comment cela se terminera.

Et ce fut tout. Il continua à s’occuper de lever le camp avec tout ce que cela impliquait et de s’armer avec les autres. Dans l’obscurité, ils démontèrent les tentes et les abris qu’ils avaient dressés et amenèrent les plus légers de leurs vaisseaux du port à l’embouchure de la baie, jusqu’en haute mer pour rejoindre les bateaux les plus spacieux, afin de monter une garde efficace, très mobile, pour protéger le chargement et les équipages. La mer était leur élément et représentait pour eux un allié de taille ainsi que la brise fraîche qui s’éleva juste avant l’aube, frémissante sous son souffle. Maintenant qu’elles avaient hissé leurs voiles, même les grosses péniches pouvaient rapidement lever l’ancre et se mettre à l’abri d’une attaque. Mais pas sans le bétail ! Otir ne renoncerait pas à un sou de ce qui lui était dû.

Pour s’occuper, Cadfael ne trouva rien de mieux que de se promener en suivant la ligne de crête des dunes, parmi les feux éteints et les traces de la présence des Danois. Il les vit se regrouper et s’ébranler méthodiquement en direction des embarcations qui tanguaient à l’ancrage.

Heledd avait annoncé qu’ils partiraient d’un ton sérieux, qui ne laissait rien deviner de ses sentiments. Et c’est comme s’ils n’étaient déjà plus là. Ils devaient être drôlement contents de rentrer, d’ailleurs. A supposer que cette expédition nocturne ait vraiment été inspirée par Ieuan, nul, peut-être, n’avait songé à Cadwalader, dont la personne, le prestige ou les biens n’intéressaient plus grand monde. Il n’y aurait peut-être plus de combat sur la plage ou en mer, mais une retraite en bon ordre qui se conclurait – qui sait – par un échange de politesses entre Danois et Gallois en guise d’adieu. Ieuan était venu pour sa fiancée et il avait obtenu ce qu’il voulait. Il n’avait plus qu’à rester tranquille, à présent. Mais comment avait-il persuadé autant de guerriers de le suivre ? Des guerriers qui n’avaient rien à gagner dans l’aventure et qui n’avaient en effet rien gagné. Sauf de perdre la vie pour lui permettre de convoler en justes noces.

Les drakkars se faufilèrent silencieusement parmi les vagues et s’immobilisèrent à proximité du rivage. Cadfael se rapprocha un peu de la zone de galets. Il voyait très bien la plage à moitié sèche, toute brillante maintenant que l’eau commençait à se retirer et déserte jusqu’à ce que les premiers rangs des Danois l’envahissent, formant une ligne plus sombre dans la pénombre qui s’éclairait peu à peu et prenait la teinte grise des ailes d’une colombe, caractéristique des premières heures précédant l’aube. Dans leur fuite, les assaillants s’étaient réfugiés dans les champs laissés à l’abandon et les bois clairsemés entre les deux camps pour s’abriter du mieux possible. Avec le mouvement de la marée, songea Cadfael, il ne serait pas très indiqué de longer la grève, bien qu’ils soient probablement venus par là. Avec leurs blessés et la jeune fille, il serait préférable et plus rapide de couper par les terres s’ils voulaient rentrer chez eux sans se mouiller les pieds.

Cadfael utilisa des buissons rabougris par le sel comme coupe-vent car le temps fraîchissait ; il se creusa dans le sable un trou confortable dans lequel il s’installa pour attendre la suite des événements.

 

Dans la douce lumière du matin, peu après le lever du soleil, Gwion rassembla sa centurie ainsi que les quelques hommes qui n’avaient pas suivi Ieuan, dans un creux entre les dunes, hors de vue de la grève, et il posta une sentinelle au sommet de la crête. Une brume légère se levait sur la mer, d’un bleu diaphane, dont les tourbillons transparents se répandaient sur le rivage, encore dans l’ombre. Vers l’ouest, en revanche, la surface de l’eau brillait déjà et les embruns blancs, mousseux, étaient parsemés de points lumineux. Les Danois, disposés en rangs assez lâches juste au bord de l’océan, d’un calme immuable, attendaient patiemment l’arrivée des bergers d’Owain et des bœufs de Cadwalader. Derrière eux, les péniches qu’ils avaient approchées au plus près de la côte tanguaient dans les hauts-fonds. Quant à Cadwalader il était au milieu des Danois, sans défense parmi ses ennemis, et si on lui avait retiré ses chaînes, il n’en était pas moins prisonnier. Gwion était monté sur la crête pour le voir et ce spectacle lui fut un véritable crève-cœur.

Il avait échoué lamentablement dans toutes ses tentatives. Son suzerain, humilié, était toujours aux mains des Danois, exposé aux railleries de son frère et, malgré tout le mal que lui, Gwion, s’était donné, il n’était pas sûr de regagner un seul pouce carré des terres que lui avait dérobées son parent indigne. Le malheureux remâchait sans cesse son ressentiment et il avait un goût amer dans la bouche. Il n’aurait jamais dû avoir confiance en Ieuan ab Ifor. Cet individu ne songeait qu’à sa fiancée et, maintenant qu’il l’avait reprise, il était parti sans demander son reste, au grand dam de Gwion, et il ne fut pas question qu’il participe à un nouvel assaut. Il avait filé avec elle, bien sûr, en la bâillonnant de la main, jusqu’à ce qu’ils soient assez loin des Danois pour pouvoir la rassurer. Il ne lui voulait que du bien. C’était lui son fiancé, lui qu’elle allait épouser, lui qui était venu l’arracher à ses ravisseurs au péril de sa vie. Mais maintenant, elle était hors de danger et elle ne risquerait plus rien pour le restant de ses jours… Ou quelque chose d’approchant. Gwion l’avait entendu se réjouir de son succès sans penser un instant aux pertes des autres. La fille avait été libérée, mais Cadwalader, lui, rabaissé dans son orgueil, fou de rage, se voyait entouré de geôliers avant qu’on le remette à son frère qui l’avait rejeté et méprisé.

Cependant, il avait encore le temps de le sortir des griffes de ces mercenaires étrangers avant qu’Owain ne vienne le narguer sans vergogne.

Même sans Ieuan, qui s’était sauvé en emmenant sa fiancée un peu maltraitée et une dizaine de ses compagnons qui avaient préféré rentrer dans leur camp en catimini et y panser leurs blessures, il lui restait assez de combattants débordants d’énergie pour exécuter son plan. Mais pas immédiatement. Il attendrait d’abord la venue du troupeau et de son escorte, certain qu’une fois son attaque lancée, les autres comprendraient qu’il avait eu raison et viendraient lui prêter main-forte. Même Hywel, si le prince l’avait de nouveau désigné comme messager, serait dans l’incapacité de rappeler ses hommes quand le sang des Danois aura commencé à couler. Après Cadwalader, viendra le tour des vaisseaux. Quand ils verront ce défi, les Gallois iront jusqu’au bout, reprendront l’argent et rejetteront Otir et ses pirates à la mer.

L’attente fut interminable et pire encore, mais Otir ne semblait pas vouloir quitter ses quartiers. Et cette fois ses sentinelles ne failliraient plus. On ne les y reprendrait plus. Ils avaient manqué l’occasion. L’effet de surprise ne jouerait pas deux fois. Jamais plus ils n’accorderaient de créance en blanc à Hywel ni même à Owain.

Avec une régularité monotone, la vigie venait au rapport mais il n’y avait rien à signaler et la route ne poudroyait toujours pas sous le pas des bêtes. Et ce fut une bonne heure après le lever du soleil qu’il s’exclama enfin :

— Ils arrivent !

Et soudain ils distinguèrent le meuglement des bovins, nerveux bien qu’à moitié endormis. Apparemment ils avaient bu et mangé, s’étaient reposés quelques heures avant de reprendre la route.

— Je les vois. Il y a bien la moitié d’une compagnie. Ils précèdent les gardiens et avancent à part. Hywel est venu en force. Ils ont aperçu les Danois…

Il était très possible qu’ils marquent un temps d’arrêt, car ils ne s’attendaient sûrement pas à voir les envahisseurs en ordre de bataille pour embarquer un troupeau de quelques centaines de tête. Mais ils continuèrent tranquillement au même pas que le bétail. Ils distinguaient à présent le cavalier de tête qui dominait tout le monde de sa haute taille et ses cheveux très blonds volaient au souffle de la brise.

— Ce n’est pas Hywel, c’est Owain Gwynedd en personne !

De son perchoir, dominant le camp désert, Cadfael avait vu le soleil briller sur cette chevelure très claire et même à cette distance, il avait reconnu le prince qui venait s’assurer du départ effectif des hommes du Nord. Il progressait très lentement, dans l’attente de la rencontre imminente sur la plage.

Dans le creux des dunes où il s’était caché, Gwion rameuta ses hommes et commença à faire mouvement, toujours à l’abri des vagues de sable sculptées par le vent, et des herbes tenaces qui s’accrochaient au sol aride.

— A quelle distance sont-ils ?

Même au nez et à la barbe d’Owain il tenterait sa chance avec ses guerriers qui marchaient derrière lui. Quand les hostilités débuteraient, la contagion les gagnerait et ils constitueraient un apport non négligeable dans l’engagement imminent.

— Pas encore à portée de voix, mais tout juste.

Immobile et puissant comme un roc, Otir était campé au point de rupture des brisants, les jambes écartées, et il observait la marche du bétail trapu, à la robe brune et de son escorte armée. Armée légèrement comme il convenait pour ce genre d’activité. Les Gallois n’avaient pas l’air d’envisager de difficultés. Oui, apparemment Owain n’avait rien à voir dans l’échauffourée de la nuit précédente, peut-être même n’en avait-il pas seulement entendu parler. S’il l’avait organisée lui, l’ouvrage aurait porté sa marque.

— C’est le moment ! s’écria la vigie. Ils sont tous occupés à regarder Owain. On va pouvoir les prendre de flanc.

— En avant ! s’écria Gwion, et il sortit du couvert avec un hurlement déterminé, de soulagement aussi, presque d’enthousiasme. L’épée au poing, la lance pointée contre l’ennemi, dans un soudain reflet sur l’acier quand ils passèrent de l’ombre au soleil, ses compagnons le suivirent d’un seul mouvement.

Ils apparurent en pleine vue et dévalèrent la dernière pente sablonneuse pour prendre pied sur la bande de galets et courir sus aux Danois. Otir pivota et émit un grand cri d’alarme qui galvanisa l’énergie de tous, et les pirates se préparèrent à recevoir leurs adversaires. Des boucliers se levèrent pour détourner les premières volées de javelots et le sifflement des épées qu’on dégainait résonna dans l’air comme un énorme soupir.

La première vague de la petite troupe de Gwion se heurta aux rangs danois qu’ils rejetèrent en arrière parmi leurs camarades du simple fait de leur poids, et tous commencèrent à se battre dans le ressac dont l’eau leur montait jusqu’au genou.

De sa position dominante, Cadfael vit sans peine l’impact et le recul des Danois, le frémissement violent qui parcourut les antagonistes. De soudaines clameurs s’élevèrent et le mugissement des bœufs terrorisés. Les Danois s’étaient placés de manière à laisser à chacun le plus de champ possible et, avec le bras droit libre, ils ne tardèrent pas à sortir leurs armes. Surpris par ce premier assaut, un ou deux hommes tombèrent, entraînant un Gallois dans la mer et un jaillissement d’écume, mais pour la grande majorité, ils tinrent bon. Gwion s’en était directement pris à Otir, la seule manière de parvenir à Cadwalader étant de passer sur le corps de ce dernier. Mais le Danois était deux fois plus fort que lui et son expérience des armes était de beaucoup supérieure. Aux premiers coups qu’ils échangèrent, Gwion faillit perdre son estoc. Et puis la mêlée devint si confuse que Cadfael fut dans l’incapacité d’en suivre le détail. Tout ce qu’il pouvait distinguer, c’était une masse pantelante de Gallois et de Danois et de l’eau qui s’élevait de toute part. Il prit son élan pour gagner la plage, sans savoir au juste à quoi cela pourrait bien servir.

Un concert de hurlements jaillit des rangs des guerriers qui suivaient Owain dont certains sortirent des rangs, la main sur la garde de l’épée. Il n’était pas très difficile de deviner leurs intentions dont Cadfael aurait eu mauvaise grâce à s’étonner. Il y avait déjà des Gallois qui se colletaient ouvertement avec un envahisseur étranger. Leurs compatriotes n’allaient pas rester sans réagir en attendant que tout se termine, et il n’était plus question en de pareilles circonstances de se souvenir des différends qui les opposaient. Ils saluèrent les leurs à grands cris pour leur signaler qu’ils arrivaient et se jetèrent dans la bagarre. Les combattants se mêlaient si étroitement qu’il leur était quasiment impossible de prendre suffisamment de recul pour frapper avec efficacité. Il n’y aurait guère de pertes en vies humaines tant que les rangs ne s’éclairciraient pas un peu.

Une voix de commandement, très puissante, s’éleva au-dessus du fracas de la bataille et des clameurs diverses tandis qu’Owain Gwynedd éperonnait sa monture qu’il força à entrer dans l’eau et, du plat de son épée encore au fourreau, il frappait ses hommes trop impétueux en leur ordonnant de reculer.

— En arrière ! Éloignez-vous ! Retournez à vos places et rentrez vos armes !

Il élevait rarement la voix, mais alors elle fendait l’air frémissant avec la force du tonnerre qui suit l’éclair. Il valait mieux éviter de le mettre en colère. Ce fut son intonation pleine de rage plus que ses coups qui détermina les mutins à se calmer et à éviter de lui barrer le passage, même involontairement. Même les fidèles de Cadwalader hésitèrent et cessèrent leur combat au corps à corps. Les deux partis se séparèrent, et comme il y avait plus d’espace, certains en profitèrent pour en finir avec l’adversaire avant qu’on ait pu les arrêter ou que l’autre ait pu parer.

C’était fini. Les combattants revinrent sur la bande de galets, l’épée ou la lance inclinées vers le sol, craignant le regard glacial d’Owain et le mouvement circulaire, coléreux des sabots de son cheval qui traçait le périmètre d’une zone de calme entre les belligérants.

Les Danois restèrent en position, certains avaient été blessés, mais tous étaient encore debout. Deux des attaquants allèrent, d’un pas incertain, s’asseoir dans le sable. Il y eut un grand silence.

Owain arrêta son cheval encore tout énervé et le caressa pour l’apaiser. Puis il fixa longuement Otir qui n’avait pas bougé et le dévisageait tout aussi intensément. Il n’y avait pas besoin d’explications ou de longs discours entre eux. Owain avait compris d’un seul regard.

— Je ne suis pas responsable de cette situation, déclara-t-il enfin. Mais j’aimerais bien savoir et l’entendre de sa propre bouche, celui qui s’est substitué à moi et a jeté le doute sur ma bonne foi. Qu’il s’avance et montre son visage.

En réalité, ce n’était pas une question car il connaissait déjà la réponse, ayant très bien vu qui avait mené cette charge. Dans une certaine mesure, c’était généreux de sa part de laisser le coupable assumer ses responsabilités, lui permettant ainsi de revendiquer son acte au mépris de ce qui pourrait lui arriver ensuite. L’épée à la main, Gwion laissa retomber son bras et traversa les rangs de ses compagnons. Il avançait avec une infinie lenteur, mais sans mauvaise volonté, car il avait la tête très droite et regardait Owain sans crainte. Des vaguelettes se formaient et se dissipaient aussitôt autour de ses chevilles. Il titubait. Quand il prit pied sur les galets, un filet de sang s’échappa par ses lèvres serrées et se répandit sur sa poitrine tandis qu’une petite tache rouge apparut sur le devant de sa tunique et s’élargit en formant une grande étoile. Il resta debout un moment devant Owain, mais quand il voulut parler un ruisseau écarlate lui coula de la bouche. Il tomba face contre terre aux pieds de la monture du prince. Effrayé, l’animal fit un écart et poussa un hennissement lamentable.

L'Été des Danois
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